Une fausse bonne idée peut en cacher une autre
par Susanne Krekel
Krysztof Warlikovski met en scène Purcell et Schönberg au Staatsoper de Munich
Munich 10. février 2023 - Bien que cela puisse sembler une bonne idée de vendre au public munichois deux opéras au prix d’un, ou plutôt quatre au prix de deux, et que le public est finalement de retour en force, en réalité cela n’a probablement pas été le plan. Quatre opéras au prix de deux, parce que ce qu’on entend n’a strictement rien à voir avec ce qu’on voit. Transposer des œuvres dans une autre époque, dépouiller une histoire de son contexte historique pour en montrer le contenu psychologique intemporel, cela peut fonctionner s’il reste un lien quelconque entre la musique et la mise en scène, que ce soit par les mouvements de scène, par des allusions à l’époque d’origine de la pièce, ou par un autre „truc”. Ce soir cependant, on a l’impression que sur scène et dans la fosse se passent deux choses différentes. Sur scène, on voit une espèce de cabane, comme un container de marchandises ouvert sur les côtés, meublé style années 60, dans une forêt représentée par une projection vidéo en arrière-plan. Une autre projection vidéo, au-dessus la cabane nous informe que celle-ci est „Le Palais”. Aha. Dans le palais, donc, Dido exprime son désarroi, elle est amoureuse d’un certain Aeneas; sa confidente Belinda et le peuple l’encouragent, Aeneas l’aime en retour. C’est Ausrine Stundyte qui incarne Dido, et qui sera plus tard Une Femme, dans Erwartung de Schönberg, et elle est fantastique. Une voix forte, ample, souple, crémeuse, un jeu de scène impeccable, c’est elle toute seule avec la direction d’orchestre d’Andrew Manze qui portent le spectacle, un exploit! Une voiture américaine style années 60 arrive sur scène, voilà Aeneas, pantalon beige, veste beige à petits carreaux, cheveux longs - bourgeois, rebelle, les deux? Günter Papendell qui joue ce rôle est doué d’un grande voix profonde, au mille couleurs, et on regrette qu’Aeneas ait si peu de choses à dire. Il manifeste à son tour son amour pour Dido, tout pourrait se terminer ici, mais hélas, dans un coin de la scène se rassemble un groupe disparate de personnages, le gentil écriteau nous informe qu’il s’agit d’un cave, et les personnages aux costumes multicolores et fantaisistes sont des sorcières. Ils mettent en place un complot pour séparer Dido et Aeneas. La musique ici parle de haine et de destruction alors que nous voyons des gens faire la fête. Cette dissonance constante crée un irritations dans notre esprit comme le son d’ongles sur un tableau noir. Un esprit maléfique - très fort aussi, le contre-ténor Key’mon W. Murrah - se propose d’apparaitre à Aeneas pour lui rappeler sa mission de chercher et coloniser l’Italie après la chute de Troyes, pour l’inciter à quitter Dido. Entretemps Belinda danse devant Aeneas, le gentil écriteau nous informe que se seraient „les femmes de Dido” qui doivent divertir l’hôte de la reine après son retour de la chasse (ah oui, c’est vrai, on a vu trainer des fusils quelque part…). Danseuse gracieuse, chanteuse magnifique, la Belinda de Victoria Randem est une des rares joies de ce spectacle. Une tempête de neige oblige tout le monde de rentrer dans la cabane, „Mercure” attrape Aeneas qui se rend tout de suite à la volonté divine. Les matelots préparent les bateaux, euh la voiture bien entendu, pour le départ et Aeneas va trouver Dido pour prendre congé. Elle ne veut pas croire qu’il regrette sincèrement de devoir la quitter, et l’accuse de lui jouer la comédie. Il propose alors de défier la volonté des dieux pour rester auprès d’elle, mais elle le renvoie. Et se suicide. Pour cette scène au moins, Warlikovski a trouvé un langage visuel qui correspond totalement à la musique poignante : alors que Dido est debout, avec un poignard à la main, chantant son fameux lament, Belinda l’enveloppe doucement dans un sac de couchage, et lentement, elle s’allonge par terre. Ausrine Stundyte interprète ce chant avec tant de poésie, avec des pianissimi si poignants, qu’on est presque réconcilié avec le spectacle. Hélas, cela ne durera pas.
Joindre Purcell à Schönberg, cela aurait pu être une bonne idée, musicalement ils sont éloignés mais non point incompatibles. Un pont musical, un interlude pioché dans les siècles qui séparent les deux époques, aurait pu faciliter la transition. Au lieu de quoi nous avons droit maintenant à un quart d’heure de battements industriels profonds, accompagnés par une guitare électrique, interlude composé pour l’occasion par Paweł Mykietyn, et un groupe de très bons danseurs. Passé la première stupeur face à un numéro de hip-hop magistral, cela devient vite ennuyeux, la chorégraphie semble plutôt arbitraire. Elle distrait cependant le public des changements de décor et quand l’orchestre s’accorde de nouveau, nous découvrons que Dido est de nouveau parmi les vivants, et la cabane a été séparée en deux parties. Dans l’une d’elles, nous voyons Dido ainsi que Belinda et Aeneas qui maintenant sont des figurants et doivent rester assis, comme endormis, pendant toute la pièce qui suit. C’est un psychodrame, écrit par Marie Pappenheim, un monologue : une femme erre dans la forêt, à la recherche ou bien en route pour son bien-aimé. Elle va vivre des moments de terreur totale, évoquer des moments de tendresse, exprimer sa nostalgie, son amour, sa peur… Ausrine Stundyte est de nouveau excellente, elle suit la partition difficile sans la moindre hésitation, incarnant à chaque moment cette femme en proie à des émotions extrêmes. À la fin, elle bute contre une chose qu’elle va identifier comme un corps, le corps de son bien-aimé en fait. La musique de Schönberg la suit à chaque moment, c’est dramatique au plus haut point, et nous aussi, on suit la femme en partageant son angoisse et sa terreur. Dommage seulement qu’elle doive rester enfermée dans sa cabane alors que la forêt est vidéo-projetée en arrière-plan, avec de temps en temps un cerf flou qui passe par l’image. Dommage aussi qu’elle doive utiliser le pauvre Papendell comme accessoire lors de la découverte du corps - pourquoi tout cela? Nous avons compris sans cette charade stupide. Pour illustrer encore plus clairement le contenu du monodrame, dans la cabane voisine, un homme se prépare et prépare sa maison pour un dîner en amoureux. À la fin, la femme va le rejoindre, ils s’installent à table, finalement réunis - et s’effondrent ensemble.
Applaudissements pour les musiciens fabuleux, et nous quittons la salle, irritées et frustrées. Certes, l’art a le droit et même le devoir de pousser les limites de nos zones de confort, certes, une irritation peut mener à la réflexion, pour notre part, la réflexion renforce l’irritation : alors, comme ça, on a voulu mettre en scène deux femmes, protagonistes pratiquement seules de leurs pièces, en proie à des émotions extremes, idée louable au premier abord. À y regarder de près cependant, on s’aperçoit que ces émotions tournent exclusivement autour d’un homme. Alors, comme ça, une femme frustrée en amour n’a d’autre solution que la mort?! Lasciatemi un po’ ridere!