Vénus et la Vierge
par Susanne Krekel
Munich, le 21 juillet 2024 - Nietzsche a cessé d’admirer Wagner après avoir vu Tannhäuser. Nous le comprenons. A-t-on idée d’exalter de la sorte la sexophobie et la misogynie de l’église catholique ? Rappelons l’histoire : Tannhäuser (le héros), un chevalier de la cour du landgrave de Thuringe, Hermann, est l’amant de la déesse Vénus (la pute) qui le tient enfermé dans sa montagne Venusberg. Honni soit qui mal y pense, hein ! Il souhaite cependant retourner à l’air libre, et finalement - à l’évocation de la vierge Marie - Vénus le laisse partir. De retour à la cour, les chevaliers lui souhaitent la bienvenue et Hermann organise un concours de chant sur le thème de l’amour. La nièce du landgrave, Elisabeth (la vierge), se réjouit du retour de Tannhäuser, elle est amoureuse de lui. Le jeune chevalier Wolfram, qui en secret aime Elisabeth aussi, abandonne alors tout espoir de la gagner. Lors du concours, les chevaliers chantent l’amour courtois, l’amour pur et idéal, jusqu’à ce que Tannhäuser exalte l’amour physique et révèle son séjour récent chez Vénus. Horreur ! Les preux chevaliers et Elisabeth sont choqués : Tannhäuser, leur ami, leur camarade, un criminel. Est-ce parce qu’il a connu l’amour physique (le diktat de la virginité avant le mariage aussi s’étend-il donc aux hommes ?) ou parce qu’il a servi une déesse païenne ? Questions, questions… Toujours est-il que le landgrave va lui ordonner de partir à Rome pour se faire pardonner ses péchés, sinon il sera voué à la damnation éternelle. À son retour, Elisabeth est sur le point de mourir d’amour frustré, on dirait qu’il s’agit de cette fameuse « hystérie » dont souffraient les femmes bourgeoises au 19ème siècle - la pure frustration sexuelle car le plaisir des femmes était alors tabou. Wolfram chante une plainte poignante à l’étoile du soir. Tannhäuser revient : il n’a pas obtenu le pardon. Or, l’amour et les prières de la vierge tout juste décédée, ont fini par lui obtenir pardon et il meurt à son tour.
Mettons de côté nos doutes et les points de vue de notre temps et regardons ce qui se passe sur scène :
Romeo Castellucci situe sa scénographie dans un monde fantasmagorique, ni le Moyen-âge imaginaire des Romantiques, ni leur époque. Lors de l’ouverture, sur la scène vide et noire, une horde d’archères, torse nu, crible de flèches la photo en noir et blanc de l’œil d’un homme. Arcs et flèches vont apparaitre tout au long de la pièce, symbolisant la blessure de l’amour - ou alors, selon notre lecture un brin féministe, la violence de l’acte de la pénétration. Amour, hein ?
La scène du royaume de Vénus est accompagnée par des danseurs qui, par terre, vont bouger, se mouvoir sans cesse, eh oui, il faut la chair pour l’amour. Tiens : les flèches, la grotte, l’emprisonnement - on n’aurait pas affaire, toujours selon notre lecture bien à nous, à une version de la légende perfide de la Vagina Dentata ?
L’Acte II, la cour du landgrave se passe dans un décor bien plus paisible : des voiles légers, teintés de couleurs pastel, ondulent joliment, Elisabeth et Tannhäuser s’avouent discrètement leur amour. C’est le formidable Klaus Florian Vogt qui chante la partie de Tannhäuser, au timbre clair, légèrement métallique, il sonne naturel tout au long - et c’est long! Si on a du mal à comprendre son personnage, c’est parce qu’il ne se comprend pas bien lui-même. Entre l’amour pour la pute et l’amour pour la vierge, rejeté par sa tribu, rejeté par Rome - pris entre ses envies changeantes et les demandes du monde extérieur, le Tannhäuser de Klaus Florian Vogt chancèle, se relève, doute, lutte, sans flancher; lors de l’Acte III, il semble toujours aussi frais et dispos qu’au début — chapeau! Elisabeth est incarnée par Elisabeth Telge, merveilleuse elle aussi, au timbre frais, clair, chaleureux, convaincante, touchante. Pendant l’Acte III, nous voyons deux pierres tombales, sur lesquelles sont inscrits les noms de « Klaus » et « Elisabeth », et sur lesquelles nous pouvons suivre la décomposition de leurs dépouilles - jusqu’à ce que, à la fin, ils mélangent leurs cendres, puisque, Tannhäuser ayant obtenu le pardon d’en haut, ils seront unis pour l’éternité. Une projection vidéo en arrière-plan nous rappelle notre propre mortalité, tout comme le rappel des noms des chanteurs et non de leurs personnages dans cette scène. Andrè Schuen est Wolfram, l’amant malheureux et fidèle. Malgré sa forte présence scénique, il réussit à rester discret, se révélant seulement dans le Lied an den Abendstern. C’est un chanteur de lied avéré, et son baryton chaleureux et doux prend toutes les teintes du ciel du soir dans ce chant, scintillant de mille étoiles. Est-ce qu’il se rend compte, ce Wolfram, qu’il est en train d’évoquer Vénus et Marie en même temps ? Ain Anger, formidable basse, chante le landgrave Hermann avec une autorité fort crédible. La direction d’orchestre de Sebastian Weigle est ferme et précise sans pour autant être raide; le merveilleux Bayerische Staatsorchester et sa section de vents prodigieuse sont entre de bonnes mains avec lui. Applaudissements, bravos, ovations debout - tout cela est amplement mérité.
Une soirée divertissante en somme ; si le livret et la mise en scène nous ont laissé avec des questions, la partie musicale a bien compensé ses moments de doute.