La question épineuse de l’amour et du pouvoir
par Susanne Krekel
La nouvelle production du Barbier de Séville de Rossini au Theater am Gärtnerplatz, le 8 juillet 2001
Ce qui saute aux yeux après le lever du rideau après l’ouverture, ce sont les épines. Toute la façade de la maison de Don Bartolo est couverte de photos d’épines de cactus - un cactus sous un nuage pluvieux avait déjà gracié le premier rideau - et nous verrons plus tard que l’intérieur de la demeure - à l’exception de la chambre de Rosina, toute en fleurs - est décoré de la même manière. Johannes Leiacker signe cette scénographie qui comprend aussi, à l’intérieur, un salon bourgeois complet avec une télévision et un sofa, mais aussi une chaise de coiffeur et un squelette. Chacun de ces accessoires aura son moment de gloire par la suite, rien n’est gratuit ici. Des épines donc - une mise en garde très claire. Cependant, au rez-de-chaussée de cette même maison se trouve aussi un bordel, et maintenant la scène commence à se peupler: entre le pauvre étudiant Lindoro, alias le Conte Almaviva, accompagné de son serviteur Fiorillo - chanté par Daniel Gutmann qui joue aussi la guitare - pour annoncer qu’il est venu courtiser Rosina, la belle (et riche) jeune fille qui habite ici sous la tutelle de Don Bartolo. Entrent aussi un groupe de Mariachi, le choeur d’hommes en habits de rue gris, trois dames de l’établissement susmentionné, trois ouvriers, deux prêtres en habit noir et chapeau rond, et une mère célibataire qui doit manifestement le passager de sa poussette à Almaviva tout comme le bébé qu’elle attend. -Aha! - Tout ce beau monde s’affaire, s’agite, agit et entr’agit, si bien qu’on aurait du mal à suivre l’action principale, s’il n’y avait pas la musique pour nous y raccompagner. Si c’est assez à la mode ces temps-ci de peupler la scène de personnages imaginés, Josef E. Köpplinger a enfoncé le clou : pendant toute la pièce, on aura donc la joie de suivre tous ces personnages et en plus une famille bien spéciale, un boucher grassouillet et sa famille grassouillette, qui feront irruption de temps en temps. L’apparition de personnages supplémentaires est parfois dérangeante, mais ici tout a un sens, ces personnages sont la manifestation de la dimension moins évidente de la musique. Tout comme une des trois dames qui est habillée et coiffée à la Marylin Monroe, ils sortent de la culture pop du début des années 60 et placent donc, avec la scénographie, les accessoires et les costumes, l’action dans cette période-là. Séville, Espagne, la dictature Franquiste, et voilà, ce qui semblait juste une histoire amusante acquiert une note un peu plus sombre. Cette ambiguïté se trouve aussi dans la légèreté trompeuse de la musique de Rossini, elle est la base de tout le spectacle.
Une fois que Lindoro/Almaviva a attiré à lui par une cavatine l’attention de sa bien-aimée, il se demande comment faire pour la libérer des griffes de Don Bartolo. Entre alors: Figaro! Et il arrive en grand pompe, sur une Vespa rouge. Le baryton Matija Meić incarne le Barbier avec entrain et un abandon magnifique. Il chante son grand air l’air de rien, tout en distribuant des bonbons aux galopins du coin, sans effort apparent, avec toute la conviction du personnage. Avec sa grande voix au timbre de bronze et sa présence scénique il a amplement mérité les applaudissements - qui saluent d’ailleurs chaque air et chaque ensemble ce soir. Rosina est incarnée par la soprano Jennifer O’Loughlin, parfaite elle aussi, avec sa voix généreuse. Son chant est pure joie, son jeu admirable, Rosina est entre de bonnes mains avec elle. Tout aussi admirable le ténor Gyula Rab, aka Almaviva, aka Lindoro. Dynamique de voix comme de mouvements, il explose pratiquement dans la scène du soldat ivre : en effet, Figaro lui a suggéré de s’introduire chez Bartolo sous ce déguisement. Attifé d’un uniforme de marin légèrement souillé, il court, chante, danse, disparait par une porte pour en réapparaitre par une autre… Ce jeu des portes est un autre des mille éléments comiques de cette mise en scène spirituelle et intelligente, il nous ramène de nouveaux aux années 60, et aux comédies de cette époque. Pendant presque toutes les scènes d’intérieur, il y aura des personnages qui vont ainsi aller et venir, surprendre les uns ou les autres ou se surprendre eux-mêmes, sauter par-dessus le sofa ou s’évanouir dessus… Almaviva donc fait tellement de tapage que la garde est appelée, mais au moment de le prendre prisonnier, il leur montre ses papiers - eh oui, il est le comte Almaviva, ils saluent respectueusement et se retirent. Le final qui s’ensuit est un ensemble endiablé où chacun chacune exprime son désarroi, soutenu par un orchestre qui va toujours crescendo. Saluons ici l’orchestre du Theater am Gärtnerplatz et son chef, Michael Brandstätter. Les mesures anti-Covid (encore en vigueur pour le monde de la culture, alors que les fans de football s’embrassent sans masque partout…) obligent à réduire les effectifs. D’un côté, souvent cela fait ressortir les subtilités ironiques de l’instrumentation, et cela évite que les chanteurs soient couverts par l’orchestre - d’un autre côté, les musiciens doivent faire un effort énorme pour produire un effet aussi fort comme lors de ce final. Pari gagné et final réussi - bravi tutti!
Le deuxième acte se présente tout aussi turbulent: Almaviva arrive déguisé en prêtre et prétend avoir été envoyé par Basilio, malade, pour donner la leçon de musique à Rosina à sa place. De nouveau très comique ici Gyula Rab. Pendant que Figaro embobine Bartolo et le rase, Almaviva et Rosina se donnent rendez-vous pour fuguer le soir même. Basilio arrive et il faut tout le génie de persuasion de Figaro et la bourse du comte pour qu’il ne démasque pas le faux collègue. C’est Timos Sirlantzis, basse, qui chante Basilio, très convaincant lui aussi, doucereux et bigot. De nouveau, le génie comique des chanteurs et leur jeu détournent presque notre attention du contenu de la scène. La basse Levente Páll qui chante ce soir Don Bartolo, impressionne avec son timbre riche et chaud, au point qu’on a du mal à l’imaginer fourbe et mesquin, peut-être aime-t-il réellement Rosina? Mais non, il va trouver une intrigue pour détourner l’affection de celle-ci d’Almaviva et elle consent à l’épouser. Bartolo court alerter la garde pour qu’elle appréhende celui qu’il croit encore être le pauvre étudiant Lindoro. Almaviva et Figaro arrivent pour enlever Rosina, ils se retrouvent sur le balcon, et Almaviva expose la supercherie de Bartolo et sa vraie identité. Rosina, loin de lui en vouloir de son double jeu, est de nouveau amoureuse et aux anges. Basilio arrive avec le notaire, Almaviva le paie de nouveau, le contrat de mariage est signé et - ils vécurent heureux et avaient beaucoup d’enfants. Vraiment? „Où sont-ils, les beaux moments…” chantera Rosina dans quelques années, mais c’est une autre histoire. Pour ce soir, on lui souhaite beaucoup de bonheur avec son noble époux, et on remercie toute l’équipe du Gärtnerplatztheater pour la musique et les rires. Bravi tutti!